"Dans la confusion de notre époque quand une centaine de voix contradictoires prétend parler au nom de l'Orthodoxie, il est essentiel de savoir à qui l'on peut faire confiance. Il ne suffit pas de prétendre parler au nom de l'Orthodoxie patristique, il faut être dans la pure tradition des saints Pères ... "
Père Seraphim (Rose) de bienheureuse mémoire

lundi 13 mai 2013

Jean-Claude LARCHET:Recension: Archimandrite Sophrony, « Lettres à des amis proches »




Archimandrite Sophrony, « Lettres à des amis proches », traduit du russe par Anne-Marie et Athanase Tatsis-Botton, éditions du Cerf, Paris, 2013, 146 p., collection « Intimité du christianisme ».

En 1947, l’archimandrite Sophrony (1896-1993) arriva en France après plus de vingt ans passés au Mont-Athos. Il s’installa, avec une petite communauté qui s’était formée autour de lui, « au Donjon », à Sainte Geneviève des Bois, et fit la connaissance du Père Boris Stark qui desservait la Maison russe et le cimetière russe situés dans la même ville. Le père Boris devint alors le confesseur du Père Sophrony  – qui devint lui-même le père spirituel de toute la famille –, et il fut pour lui un soutien précieux lorsqu’une grave opération le priva d’une grande partie de son estomac, et le laissa non seulement très affaibli mais incertain quant à la durée de la vie future. Né en 1909 en Russie, le Père Boris, après avoir perdu sa mère en 1925, avait rejoint son père en France. 
Devenu prêtre, il décida, en 1952, de retourner en Russie pour exercer son ministère, successivement à Kostroma, puis à la cathédrale de Kherson, et enfin à Rybinsk et Iaroslavlj. Le Père Sophrony garda alors jusqu’à sa mort avec le Père Boris, son épouse Natalia Dimitrievna et leurs quatre enfants des liens affectifs et spirituels très étroits. Ce volume rassemble soixante lettres qu’il leur adressa entre 1952 et 1992.
Ces lettres sont d’un grand intérêt. D’une part, le Père Sophrony, s’adressant à des amis intimes, s’y livre à de nombreuses confidences sur sa vie personnelle que l’on ne trouve pas ailleurs (son état de santé, son travail, ses relations aux autres, ses occupations au sein de sa communauté et la façon dont il perçoit la nature et l’évolution de celle-ci en France, puis en Angleterre où elle s’est déplacée en se plaçant sous l’omophore du patriarche de Constantinople après que le projet du Père Sophrony d’aller s’installer en Russie n’eut trouvé aucun écho auprès des autorités du patriarcat de Moscou…). D’autre part, il y fait des remarques profondes et souvent inspirées sur la vie spirituelle et sur l’état du monde actuel.

Citons, à titre d’exemples, quelques extraits, et d’abord ce passage d’une allocution prononcée à l’intention du clergé au congrès de l’ACER à Nice en 1951 et publiée dans ce livre avant les lettres:

« Quand nous entrons en contact avec le monde dans le cadre de notre service, nous voyons que c’est terriblement difficile. Nous ignorons pourquoi Dieu n’a pas daigné nous accorder la force de “guérir toute plaie chez les gens”, ainsi qu’Il l’a accordé aux saints Apôtres et à nos saints Pères. C’est comme si, privés de cette force de guérison, nous étions constamment couverts d’opprobre dans notre service. Quand des gens viennent nous voir, affligés sous le poids de leurs souffrances et cherchant aide et consolation auprès de nous, nous donnons le contraire de ce qu’ils attendent. Sans aide visible, dans la plupart des cas, notre parole n’est pas reçue. Bien plus, elle paraît cruelle. Nous appelons à la patience et à l’espoir. Et nous nous attirons cette réponse: “C’est facile de dire de patienter, mais on voudrait vous y voir, quand les souffrances deviennent insupportables. C’est facile de dire de ne pas désespérer, mais comment garder espoir quand on voit partout confusion, ruine et détresse?” Dans la tristesse de mon cœur, j’ai souvent pensé que si ceux qui viennent à nous constatent que nous ne pouvons pas faire de miracles pour les aider, nous serons dans l’opprobre jusqu’à la fin de nos jours. Et cela, non parce que notre parole n’est pas véridique ou qu’elle est pervertie, mais parce que, privée de signes visibles, elle n’est recevable que par peu d’élus. Qui ouvrira l’ouïe spirituelle des gens, qui leur donnera la vision spirituelle pour qu’ils puissent voir et entendre la lumière et la beauté de la parole prêchée par l’Église, au point que leurs âmes soient détournées de tout le reste? Détournées, je ne veux pas dire haineuses ou hostiles, mais conscientes de l’incommensurabilité entre tout ce qui est du monde et la parole du Christ. Et nous, dans notre folie, nous osons dire que nous vous prêchons, à vous et à tout le monde, cette parole-là, cette parole du Christ qui donne la vie éternelle. […] Ne vous étonnez pas que nous soyons si peu nombreux, que les fruits de nos prédications soient quantitativement si négligeables. La grandeur de notre parole n’en est pas diminuée et la vérité n’en souffre pas dans son essence même. La parole de Dieu s’adresse à l’homme libre, avec douceur et sans violence; l’homme peut l’accepter ou la refuser. Méprisés, rejetés, persécutés, nous nous renfermons dans nos coins et préférons le silence. Nous voyons que le monde suit ses propres voies. Le cœur des gens s’ouvre avidement pour recevoir chaque semence de méfiance, d’inimitié, de haine, d’hostilité, et reste sourd et aveugle aux appels de l’Église: aimer son prochain. Mais l’ingratitude des gens devient particulièrement criante quand ils masquent leur inimitié et leur mensonge derrière le nom du Christ et leur pratique religieuse. »

Extrait de la lettre 20 :

« J’ai toujours pensé (quand j’étais encore un “artiste”) et je pense encore que l’art le plus haut est l’art de vivre. Les gens manifestent souvent de grands dons de maîtrise de soi, et quand ils se plongent dans leur travail créateur ils vont jusqu’à maîtriser de très subtils mouvements de doigts (chez les musiciens), à peser avec précision le moindre mot (chez les poètes et les écrivains), à trouver des nuances de ton à peine perceptibles (chez les peintres). Mais voilà, dans la vie presque tous ces “artistes” s’avèrent tout à fait incapables de maîtriser non seulement les plus insignifiants détails de leur vie intérieure, de leurs émotions ou du fil de leurs pensées, mais même de tenir en bride leurs passions les plus grossières.
Ainsi l’art de vivre (c’est-à-dire de se dominer à chaque instant, en tout lieu, quoi qu’on fasse et vis-à-vis de tous) est indiscutablement le plus noble des arts ; et sans aucun doute le plus indestructible, car il accompagnera l’homme jusqu’au-delà de la mort, dans la vie éternelle. Comme vous le savez, je prêche cet art de vivre parce que cela fait partie de mon ministère, tout en étant bien conscient de ma complète incompétence. Pour moi il est clair que toute la souffrance du monde ne peut être attribuée au Créateur. Bizarrement, les gens ne choisissent pas le meilleur, mais la médiocrité. Je ne dis pas le pire, mais la médiocrité. Mais on y est bien à l’étroit, dans cette médiocrité, quand on s’y cramponne sans vouloir laisser son cœur se dilater. Ainsi toute notre vie se passe à lutter contre l’étroitesse du cœur des gens. Et, à dire vrai je suis souvent au bord du désespoir. Les gens, même ceux qui sont bons, gentils, intelligents ou instruits, ne sont pas capables de vivre en bonne entente, et alors le tissu de la vie se déchire à chaque pas. On ne peut le raccommoder, ce tissu vivant, que par une tension extrême de tout l’amour qu’on donne aux autres. Et quand on a tout donné sans avoir pu rétablir l’ intégrité, le cœur est dans une grande souffrance et tout l’être avec lui.
Voilà, je vous confesse l’état où se trouve le plus souvent mon âme actuellement, c’est-à-dire dans ma vieillesse, quand ma force a faibli et que je vois arriver la fin de ma vie sans avoir atteint ce que je cherche et ai toujours cherché. Visiblement, cela n’aura pas lieu sur terre. Et notre départ d’ici-bas sera inévitablement lié à la tristesse devant l’état du monde.
N’interprétez pas ces paroles comme un signe, chez moi, de pusillanimité. Non. C’est plutôt du chagrin, de la pitié. C’est lassant de passer toute sa vie à lutter contre l’ignorance crasse, les mauvais penchants des gens. C’est lassant, parce que les gens ne veulent pas le bien, ni la lumière. L’expérience des siècles a montré tous les méfaits des divisions et des batailles. Il semble qu’il serait possible... qu’il serait grand temps... de comprendre que si les gens unissaient leurs forces ils pourraient vivre sans manquer de rien. Mais la passion de dominer, de commander s’est tellement enracinée dans le cœur des hommes que c’est justement cet état qui leur semble tout à fait normal. »

Extrait de la lettre 31 :

« Que la joie d’attendre la venue du Jour sans Déclin du Christ ne vous quitte pas, et que la véritable inspiration, qui n’est autre que l’Esprit Saint lui-même, demeure constamment avec vous et vous enveloppe plus encore que l’air terrestre. Ce souhait est d’autant plus ardent maintenant que dans le monde entier naissent et se multiplient les « préhommes », des brutes trop souvent incapables d’accepter la naissance donnée par l’Esprit, donnée d’en haut : ils restent des “préhommes” jusqu’à la fin de leurs jours et sont privés de la conscience d’être des fils de Dieu, incapables de dire comme il faut la prière du Seigneur, le “Notre Père”. Le monde devient un zoo géant. Et nous devons constamment élever nos voix vers Dieu pour qu’Il envoie à ce monde, qui périt dans l’étau du désespoir et de l’absence de sens, une nouvelle révélation – ou plutôt de nouveaux miracles (pas d’ordre technique, bien sûr), afin de réveiller la conscience de ces « “préhommes” et qu’ils naissent à une vie humaine authentique. Le Starets [Silouane] et beaucoup d’autres ascètes ont prié pour le monde pendant des décennies, et cette prière est sains fin. Mais le Christ a vaincu, et sa victoire demeure pour l’éternité. »

Extrait de la lettre 35 :

« J’ai décidé de laisser mes “enfants”, comme je les appelle, pour qu’ils se préparent à mon départ inévitable, c’est-à-dire à lutter seuls pour leur existence, et aussi pour pouvoir me reposer, me retrouver moi-même loin de l’incessant remue-ménage. Me croiras-tu (je sais que tu me croiras parce que tu passes aussi par cette épreuve), il m’arrive très souvent de ne pas avoir le temps de ranger ma chambre, de manger normalement au calme ou de me faire un emploi du temps vivable. Je me donne à tous et à chacun – et surtout à ceux qui souffrent, qui ont désespérément besoin d’aide, qui sont écrasés par une solitude pesante, par des maladies, par un travail au-dessus de leurs forces ou par leurs imperfections. C’est d’eux que je me soucie en premier. C’est vers eux que je porte d’abord mon cœur et mon attention. Viennent ensuite les inévitables “affaires” de ce monde: toutes les questions officielles et administratives liées à notre existence. Ensuite, il y a l’accueil des nombreux visiteurs qui, pour la plupart, viennent de loin et méritent donc toute notre sollicitude. Enfin il y a ma correspondance […]. Tu sais aussi que la correspondance d’un prêtre est plus que toute autre complexe et exigeante, parce que tous ceux qui s’adressent à lui le font en espérant qu’il soit attentif à tous leurs problèmes, qu’il partage leurs chagrins, et ainsi de suite. Il suffit souvent de la moindre imprudence, de la moindre négligence pour qu’une personne soit mortellement blessée de cette inattention, et même soit induite en tentation pour longtemps. Tout ceci exige beaucoup de force intérieure. Je m’étonne parfois moi-même d’avoir porté ce fardeau pendant tout ce temps. Je ne peux pourtant pas me vanter d’avoir une bonne santé. Depuis mon opération, pendant presque toutes ces années, j’ai dû prendre des somnifères le soir (c’est-à-dire à une ou deux heures du matin) pour pouvoir commencer l’office à six heures. Souvent, j’ai dû me contenter de quatre heures de sommeil. Parfois je réussis à me reposer un peu l’après-midi, mais parfois je m’écroule sur mon lit totalement épuisé.
Tu ne diras pas, comme d’autres, que je me plains: les gens ne permettent pas à un prêtre d’exprimer la moindre difficulté car ils attendent qu’il les aide, alors que lui-même doit porter tous leurs fardeaux, et même, si c’est la volonté de Dieu, les fardeaux du monde entier. Je les comprends ; à ceux qui exigent trop (et seulement à ceux-là) j’écris que je ne peux pas suivre, que je n’ai pas assez de force, afin qu’ils prennent un peu moins mal une éventuelle négligence de ma part. »

Jean-Claude Larchet

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