"Dans la confusion de notre époque quand une centaine de voix contradictoires prétend parler au nom de l'Orthodoxie, il est essentiel de savoir à qui l'on peut faire confiance. Il ne suffit pas de prétendre parler au nom de l'Orthodoxie patristique, il faut être dans la pure tradition des saints Pères ... "
Père Seraphim (Rose) de bienheureuse mémoire

lundi 9 février 2015

Jean-Claude LARCHET: Recension: «Le secret du Tsar», un film documentaire de Marc Jeanson paru en DVD




L’Église orthodoxe russe à célébré le 2 février la fête du saint starets de Tomsk, Théodore Kouzmitch.
Dans un film réalisé l’année dernière, qui a passé sur la chaîne KTO et est depuis peu disponible en DVD, Marc Jeanson (dèjà bien connu comme le réalisateur d’un beau film sur la vie monastique dans les déserts d’Égypte, La lumière du désert) s’est livré à une vaste enquête qui montre que le saint n’était autre que l’empereur Alexandre Ier qui, à la suite d’une crise spirituelle et d’un besoin d’expier un péché de jeunesse, s’est fait passer pour mort afin de mener, en Sibérie, la vie d’un ascète errant entièrement consacré à Dieu.
1. La vie de saint Théodore Kouzmitch.
Au début de l’automne 1836 près de la ville de Krasnooufimsk, dans la région de Perm, un inconnu, passant à cheval attelé à une charrette, fut interpellé. Le pèlerin attirait l’attention par son aspect hors du commun et son comportement inexplicable. Les apparences augustes et vénérables et les manières raffinées trahissant des origines nobles contrastaient avec les vêtements rudes de paysan. Il évitait de répondre aux questions, ce qui augmenta la méfiance des paysans qui l’avaient arrêté et qui l’avaient emmené en ville sans aucune protestation de sa part.
Interrogé par le tribunal local, l’inconnu affirma se nommer Théodore Kouzmitch, être âgé de soixante-dix ans, illettré, de confession orthodoxe, célibataire, ne se souvenant pas de ses origines, recevant sa nourriture de gens divers, et cherchant à se rendre en Sibérie. Il n’avait sur lui aucun papier d’identité.
Malgré une sympathie extrême de la part des juges et leurs demandes réitérées de révéler son vrai nom (car Théodore Kouzmitch est deux prénoms – Théodore fils de Côme – plutôt qu’un prénom et un nom de famille) et son état civil afin d’éviter une punition, le starets continuait à s’appeler obstinément « Théodore Kouzmitch » ou encore « vagabond ». Selon les lois existant à l’époque, le tribunal le condamna à vingt coups de cravache pour vagabondage et, parce qu’il était inapte au service militaire ou aux travaux forcés, à l’exil en Sibérie. Théodore parut satisfait de cette condamnation.
En septembre 1836 avec un groupe de détenus sous escorte, il fut envoyé dans le district de Tomsk où il a fut enregistré dans le village Zertsaly, dans le district de Bogotol, arrondissement d’Atchinsk, où il arriva le 26 mars 1837.
Durant ce long voyage sur les chemins enneigés de Sibérie, Théodore Kouzmitch, par son comportement, son souci d’aider les prisonniers faibles et malades et par ses conversations cordiales et bienfaisantes, sut attirer vers lui non seulement le groupe de prisonniers, mais aussi celui des officiers et des soldats de la garde qui lui témoignèrent leur respect, le protégèrent des ennuis et des gens malveillants, et lui procurèrent même une place à part pour se reposer la nuit. On fit aussi pour lui une exception particulière à la règle générale du transport des exilés : il ne fut pas enchaîné comme les autres.
Arrivé au lieu de son exil, Théodore fut affecté à la distillerie de Krasnoretchensk, où travaillaient d’autres exilés, à quinze verstes du village Zertsaly, où il vécut durant les premières années. Par la suite, désireux d’éviter les éloges que s’attirait son comportement vertueux, il changea souvent de domicile, restant à Zertsaly ou dans des villages voisins – Béloyarskaya, Krasnoretchenskoyé, Korobeïnikovo –, en choisissant toujours, quand c’était possible, un endroit calme et retiré.
Les six dernières années de sa vie, le starets les passa à Tomsk, cédant aux demandes insistantes d’un négociant de la ville, Syméon Théophanovitch Khromov, qui avait une grande admiration pour lui et qui le logea d’abord dans une petite maison de la banlieue de Tomsk, puis à Tomsk même.
L’exploit ascétique (podvig) dont le starets se chargeait est connu depuis la haute antiquité chrétienne sous le nom d’ « exil volontaire » (en russe strannitchestvo, en grec xeniteia, littéralement: le fait de se rendre étranger au monde, ce qui se traduisait souvent dans l’ancienne Russie par un vagabondage, une errance ou un pèlerinage permanent, comme celui du célèbre « pèlerin russe » des Récits).
L’exil volontaire, nous dit saint Jean Climaque, est l’abandon sans retour de tout ce qui, dans notre environnement ordinaire, s’oppose à notre aspiration à la piété. Selon le même saint Père, l’ascèse de l’exil volontaire s’accomplit dans le but de concentrer toute sa pensée en Dieu. En s’éloignant de toutes les façons possibles du monde et tout ce qui est du monde, le starets Théodore menait une vie rude, remplie de privations volontaires. Une maison toute petite, composée d’une cellule étroite et d’une petite entrée, lui servait de logement. Il dormait sur une planche, qui a été par la suite et sur sa demande couverte de toile rêche, afin que « cela soit plus dur pour le corps ». Une bûche taillée lui tenait lieu d’oreiller. La pièce était meublée d’une simple table et de quelques bancs pour les visiteurs. Dans le « beau coin », des icônes étaient accrochées, et sur les murs des représentations des lieux saints, cadeaux de ses nombreux admirateurs. Ses vêtements, comme son logement, étaient extrêmement simples. En été il portait une chemise longue en toile de paysan avec, à la taille, une ceinture étroite ou une corde, et un pantalon large. En hiver il mettait par-dessus la chemise une robe de chambre longue bleu-marine, ou, quand il sortait au froid, une vieille pelisse délavée comme on en porte en Sibérie. Aux pieds il portait des chaussures simples en cuir.
Ce qui distinguait le starets Théodore est que ses vêtements, de même que sa personne, étaient toujours propres. Il tenait son logement en même propreté et ne supportait aucun désordre.
Ses vêtements misérables ne portaient cependant pas préjudice à son maintien majestueux et à sa belle apparence. D’après les descriptions des archimandrites du monastère Bogoroditsé-Alexéievsky, les pères Victor (Lébédev) et Lazare (Guénérozov), du négociant Khromov et d’autres contemporains de saint Théodore, il était grand, avait une belle carrure, une apparences majestueuse, un visage remarquablement beau, le tein clair et lumineux, les yeux bleus, les cheveux frisés, la barbe longue, ondulée, toute blanche.
Le starets parlait à voix basse, gravement et d’une façon imagée. Parfois il paraissait sévère et autoritaire, mais cela arrivait très rarement. En général, il avait un caractère bon et doux. Il possédait une grande force physique. Il soulevait tout seul une meule de foin, et avec un autre ermite, le starets Daniel (Atchinsky), il soulevait de très gros rondins.
Le starets se levait très tôt et consacrait tout son temps libre à la prière. Après sa mort on a découvert que ses genoux étaient couverts de grosses callosités témoignant de prières prolongée à genoux.
Pendant son séjour dans les villages de Béloyarskoyé et Krasnoretchenskoyé, il assistait régulièrement aux services religieux, se mettant toujours du côté droit au plus près de la porte. À Tomsk, il venait souvent pendant les fêtes à l’église de la maison de l’archiprêtre, qui se trouvait sur le territoire du monastère Bogoroditsé-Alexéievsky. Le vénérable évêque de Tomsk Parthène proposa au starets de se mettre dans une petite pièce à côté de l’autel, mais le starets Théodore refusa cet honneur et prenait toujours place près du poêle. Quand il remarqua que l’on faisait trop attention à lui, il cessa de se rendre dans cette église.
Durant sa vie en Sibérie, il avait plusieurs pères spirituels chez qui il se confessait.
Le starets se nourrissait de manière très frugale. Son déjeuner était composé habituellement de pain noir ou de biscuits trempés dans de l’eau qu’il mettait dans un récipient en écorce de bouleau. Les admirateurs de Théodore Kouzmitch lui apportaient presque tous les jours de quoi se nourrir, et pour les fêtes le comblaient de galettes, gâteaux, petits pâtés, etc. Le starets acceptait tout volontiers, mais après en avoir mangé un peu, laissait tout, comme il disait, « pour les invités » et le distribuait aux pèlerins.
Respectant un jeûne sévère, il évitait cependant de le montrer. Un jour, l’une de ses visiteuses lui apporta une tourte au poisson tout en lui a exprimant son doute qu’il allait la manger. « Pourquoi ne la mangerais-je pas? répliqua-t-il, je ne suis pas le jeûneur que tu crois! »
D’habitude il mangeait toute sorte de nourriture en citant le texte de l’Écriture Sainte que toute nourriture doit être prise avec reconnaissance, mais demandait néanmoins qu’on ne lui apportât pas de mets riches parce qu’il n’avait plus l’habitude de manger des repas gras et bons. En visitant les personnes qu’il aimait, le starets ne refusait aucun des plats proposés. Il aimait boire du thé, mais n’en buvait jamais plus de deux verres. Il ne touchait jamais au vin.
Les jours de grandes fêtes, après la Liturgie, Théodore Kouzmitch passait ordinairement chez des petites vieilles, Marie et Marthe, et buvait le thé chez elles. Les vieilles dames avaient été envoyées en exil par leurs maîtres pour une faute quelconque, et étaient arrivées en Sibérie dans le même groupe que le starets Théodore. Le jour de la Saint Alexandre Nevski, on préparait à la maison de bonnes choses. Le starets y passait tout l’après-midi et pendant toute cette journée il était particulièrement réjoui, et se permettait de manger un peu plus que d’habitude ; il parlait de Saint-Pétersbourg, et derrière ses souvenirs on sentait quelque chose de familier.
Le starets Théodore cachait soigneusement ses origines, ne parlant jamais de ses parents même aux personnes religieuses haut placées. Il demandait juste que la sainte Église priât pour eux. À l’évêque Athanase d’Irkoutsk, qui le fréquentait souvent, le starets Théodore, dévoila qu’il avait eu la bénédiction de Sa Sainteté le métropolite Philarète de Moscou pour accomplir son exploit ascétique.
Certaines personnes, devinant que Théodore Kouzmitch avait eu une autre vie, lui demandaient pourquoi il préférait sa vie présente, pleine de privations. Le starets répondait ainsi: « Pourquoi pensez-vous toujours que ma situation est pire qu’avant? Aujourd’hui je suis libre, indépendant, et surtout en paix. Avant, ma tranquillité et mon bonheur dépendaient de beaucoup de conditions: je devais me préoccuper de ce que mes proches jouissent du même bonheur que moi, que mes amis ne me trompent pas… Maintenant tout cela n’existe plus : ne restent que la Parole de mon Dieu, l’amour du Sauveur et l’amour du prochain. Maintenant je n’ai ni malheur ni déception parce que je ne dépends plus de rien de mondain, de rien qui ne soit pas en mon pouvoir. Vous ne comprenez pas le bonheur qu’il y a dans cette liberté de l’esprit, dans cette joie céleste. Si vous me faisiez retrouver ma situation antérieure et faisiez de moi un gardien de richesses terrestres, périssables et dont je n’ai plus besoin, alors je serais malheureux. Plus notre corps est choyé et efféminé, plus faible devient notre esprit. N’importe quel luxe affaiblit notre corps et amollit notre âme. »
L’amour de Dieu que le saint starets avait acquis dans son cœur ne pouvait pas ne pas se refléter dans ses rapports envers les gens. « Dieu est amour, et celui qui est dans l’amour est en Dieu et Dieu est en lui », dit saint Jean, « et si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son Amour est parfait en nous». Le starets était rempli de cet amour divin, fruit de sa haute vie spirituelle, et base d’un autre exploit ascétique de saint Théodore: le startchestvo sous la direction de la Providence divine.
Le starets accueillait chez lui tous ceux qui venaient lui demander conseil, et refusait rarement son assistance. Mais sa particulière sympathie, le starets la montrait à un petit nombre de personnes, simples, au cœur pur, chez qui il acceptait de loger, en passant d’un endroit à l’autre. Il donnait toute sorte de conseils sans jamais accepter d’argent de quiconque. Il parlait toujours debout ou en se promenant dans la pièce. Avec ses visiteurs il se tenait sobrement, avec discrétion, sans familiarité. Il n’acceptait pas les signes de respect que l’on accorde aux prêtres, n’aimait pas qu’on lui baise la main et ne donnait jamais la bénédiction de la façon dont un prêtre le fait. S’il voulait exprimer sa bienveillance à quelqu’un, soit il tapotait doucement avec amour sur la joue, comme il le faisait aux enfants et aux femmes, soit il embrassait trois fois les personnes âgées et vénérables; devant les autres, il s’inclinait simplement.
Le starets n’appréciait jamais une personne en fonction de ses grades et titres, mais uniquement d’après ses qualités personnelles et ses actes. En même temps, il apprenait à tous à respecter les autorités, « le tsar, les généraux ou les archiprêtres sont des humains, comme nous, disait-il, mais Dieu a voulu munir les uns d’un grand pouvoir, et a destiné les autres à vivre sous leur protection ».
Ayant un cœur compatissant et plein d’amour, le starets pendant sa vie au village Zertsaly, situé sur le grand chemin de Sibérie, sortait chaque samedi hors du village pour y rencontrer des groupes de prisonniers qui passaient, et il leur distribuait en aumône tout ce que ses admirateurs lui avaient apporté.
Parmi tous les groupes sociaux, il donnait sa préférence aux agriculteurs. Il connaissait bien la vie des paysans et donnait des consignes précieuses aux villageois venant lui demander conseil sur le choix et la culture de la terre, l’aménagement des jardins et le choix des semences. Les paysans voyaient la sollicitude du starets à leur égard et lui confiaient toutes leurs peines.
Il est connu par le biais de divers pèlerins que le starets avait une abondante correspondance et était au courant de tous les événements principaux de la vie publique. Il est arrivé qu’il aidât les gens s’adressant à lui pour résoudre leurs problèmes quotidiens, en leur donnant une lettre cachetée destinée à une personne importante, en les priant de ne montrer le courrier qu’au destinataire, ajoutant: «  sinon, tu es perdu». Et l’intervention de Théodore Kouzmitch produisait l’effet désiré.
Le starets apprenait à lire et à écrire aux enfants des paysans, leur découvrait l’Écriture sainte, la géographie et l’histoire. Les adultes, il les captivait par des conversations spirituelles, mais aussi par les récits relatifs à l’histoire russe.
Toutes les informations et les enseignements exposés par lui se distinguaient par leur profondeur et leur vérité, et découvraient aux interlocuteurs le sens de la Providence divine dans les destins grands et petits de la vie des humains et du monde extérieur, et ils restaient pour longtemps en mémoire.
Dans ses récits le starets témoignait de sa connaissance remarquable de la vie de la cour de Saint-Pétersbourg et de l’étiquette, ainsi que des évènements de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles. Il connaissait tous les personnages politiques et en donnait des appréciations très justes. Le starets parlait avec beaucoup de vénération du métropolite Philarète, de l’archimandrite Photius et d’autres. Il parlait d’Araktchéev, de ses colonies militaires, de son activité, et évoquait Souvorov. Tous ces souvenirs et opinions sur des gens étaient exprimés avec neutralité et douceur.
Le plus souvent le starets Théodore aimait parler des campagnes militaires et des combats, et sans le remarquer il entrait dans de menus détails – par exemple, pour les épisodes de la guerre de 1812 – et suscitait ainsi la perplexité des gens instruits – prêtres, exilés intellectuels – qui l’écoutaient.
Sur Koutouzov il disait que c’était un grand général en chef et qu’Alexandre Ier l’enviait.
« Quand les Français s’approchaient de Moscou, racontait un jour Théodore Kouzmitch, l’empereur Alexandre Ier s’est prosterné devant les reliques de saint Serge de Radonèje et l’a prié avec des larmes. Au moment de la prière, il a entendu une voix intérieure qui lui a dit : “Va, Alexandre, donne carte blanche à Koutouzov, et que Dieu t’aide à chasser les Français de Moscou. Comme le pharaon dans la Mer Rouge, ainsi les Français périront dans la Bérézina…»
Il faut dire que Théodore Kouzmitch ne mentionnait pas l’empereur Paul Ier et n’exprimait pas son opinion sur son fils et héritier Alexandre Ier. D’ailleurs, une fois, quand on a parlé de la mort tragique de l’empereur Paul Ier, le starets a dit à son interlocuteur, le négociant Khromov : « Alexandre ne savait pas qu’ils iraient jusqu’à l’étranglement. » Khromov a entendu un autre récit du starets : quand en Russie, surtout dans les milieux hauts placés, s’est répandu l’intérêt pour les loges maçonniques, l’empereur Alexandre a réuni des ecclésiastiques et de hautes personnalités ; presque tous voulaient adhérer à une loge maçonnique; à ce moment précis, l’archimandrite Photius est entré et a dit : « Que les impurs soient condamnés au silence. » L’assistance ne put ajouter mot et se dispersa.
Quand on a appris, à Tomsk, l’attentat contre l’empereur Alexandre II, le starets Théodore a fait une remarque en parlant à Khromov : « Oui, mon cher, le service du tsar n’est pas sans peine. » Il disait aussi: « La maison des Romanov s’est bien enracinée et sa racine est profonde… Par la grâce de Dieu sa racine est bien profonde… » Après la mort de l’empereur Nicolas Ier, le starets a fait célébrer une pannychide et a beaucoup prié avec des larmes.
Le saint starets Théodore a reçu de Dieu le don de clairvoyance qui accompagne toujours le service de starets envers le prochain.
Par sa vie sainte, le starets Théodore a mérité de recevoir encore un autre don de Dieu : celui de guérison. En guérissant les maladies physiques, le saint indiquait toujours à la personne la vraie raison de sa maladie : le péché.
Au village de Béloyarskoyé, tout au début du séjour du starets, le prêtre ne le voyant pas à la confession, croyait qu’il était vieux-croyant et conseillait aux paysans de se tenir à distance de lui. Un jour, fâché par la conduite du starets, incompréhensible pour le prêtre, il l’a traité devant tout le monde d’athée. Le même jour le prêtre s’est senti mal, et vers le soir, il a du s’aliter. Le médecin venu de Atchinsk a constaté son état désespéré. Alors, sur le conseil des villageois, la famille du prêtre s’est adressée à Théodore Kouzmitch et l’a supplié, en larmes, de pardonner au mourant et de prier pour lui. Ayant rendu visite au malade, le starets lui a fait une remontrance au sujet de l’attitude envers les gens qui ne font de mal à personne, lui a dit à quel point il faut être prudent en jugeant les gens ; ensuite il a ajouté que le malade serait bientôt guéri. Un certain temps après, le prêtre a effectivement guéri et est devenu un admirateur sincère de saint Théodore.
Le négociant Syméon Khromov, chez qui le starets a vécu les dernières six années à Tomsk, respectait profondément le starets. Il a été guéri par ses prières d’une maladie des yeux et jusqu’à sa vieillesse avancée il a pu lire ensuite sans lunettes.
Par ses conversations, remplies de force spirituelle, le starets dirigeait ceux qui venaient le voir sur la voie de la réforme de leur vie pécheresse ; il persuadait les autres de ne pas s’attacher aux biens terrestres ; il inspirait à d’autres encore l’abandon total du monde.
Par sa vie juste et son soin du prochain, le starets Théodore confirmait la parole de l’Apôtre en étant « la bonne odeur du Christ Dieu » (2 Co 2, 15). Comme preuve réelle, chacun pouvait constater constamment que l’air de sa cellule était embaumé, et chacun savait que le starets n’avait jamais de produits aromatiques chez lui. Plus d’une fois, la nuit, on remarqua qu’il y avait de la lumière dans sa cellule, alors que la starets n’allumait jamais ni veilleuse ni bougie.
La vie hors du commun de l’ascète de Sibérie, le mystère de ses origines, donnaient parfois prétexte à une fausse interprétation de la personnalité du starets, surtout pour les gens dénués d’expérience spirituelle. On le prenait pour un « sectaire ». Mais ceux des croyants pieux qui le connaissaient mieux le considéraient starets comme grand serviteur de Dieu.
L’évêque d’Irkoutsk Athanase venait souvent voir le starets dans la région d’Atchinsk, en restant chez lui quelques jours parfois, pour profiter de sa parole instructive.
Saint Innocent de Moscou, apôtre de l’Amérique et de l’Extrême Orient, le visitait et lui témoignait un profond respect.
L’archiprêtre de l’église du cimetière, le Père Pierre Popov, homme menant une vie ascétique, très instruit, ardemment aimé par ses paroissiens (et qui est par la suite, devenu évêque Paul d’Iénisseï), qui fut toujours le père spirituel du starets Théodore, passait chez lui deux à trois fois par an, parfois restait très longtemps chez lui, et recommandait aux paysans de la région de témoigner un respect particulier à saint Théodore car il était « un grand serviteur de Dieu ».
Le célèbre starets Parthène, de la Laure de Kiev racontait qu’une fois une jeune paysanne, fille spirituelle du starets Théodore, était venue lui demander sa bénédiction et qu’il lui avait répondu: « Pourquoi viens-tu demander ma bénédiction, quand vous avez chez vous, à Krasnoretchenskoyé, un grand ascète et serviteur de Dieu ? Il deviendra un pilier entre la terre et le ciel. »
L’évêque de Tomsk Parthène, voulant vérifier les dires selon lesquels le starets ne se confessait et ne communiait jamais, eut une conversation avec lui, après laquelle il a exprimé son opinion à Khromov. D’après lui « le starets était dans l’illusion ». Le starets l’apprenant, dit à Khromov: « Votre évêque est un homme instruit, mais quant à la vie spirituelle, il n’a pas beaucoup d’expérience; je communie tous les jours au pain céleste. » Quelque temps après l’évêque Parthène vit dans un rêve que le saint évêque thaumaturge Innocent d’Irkoutsk lui donnait la communion ainsi qu’au starets Théodore avec le même calice. Après ce rêve l’éminent prélat est devenu bien disposé envers le starets, l’a aimé, et est venu souvent le voir pour parler avec lui de sujets spirituels.
Les dernières années de sa vie, à Tomsk, le starets venait régulièrement au couvent Bogoroditsé-Alexéievsky, et après les offices, il passait chez l’higoumène, l’archimandrite Victor (Lébédev). Le Père Victor estimait beaucoup le starets et n’entreprenait aucune action importante sans son conseil et sa bénédiction.
Les autorités civiles estimaient de leur devoir d’aller voir le starets Théodore et lui témoignaient leur extrême respect. Chaque gouverneur récemment nommé lui rendait visite et ils discutaient longtemps de sujets de vie spirituelle comme d’organisation sociale, que le starets connaissait si bien.
Vraiment le Saint-Esprit reposait sur lui et lui faisait porter beaucoup de fruits. « Il s’est fait tout à tous » (1 Co 9, 22), pour sauver le prochain quel que fut son statut, grade, état civil, niveau spirituel.
Ayant vécu plus de 80 ans, le juste starets Théodore est arrivé à la limite de la vie terrestre. Pour purifier et affiner encore ses sens et faciliter le passage dans l’éternité, le Seigneur accorda au starets une maladie, qui s’aggravait tous les jours. À l’été 1863, au grand regret de toute la famille Khromov, le starets, très malade, a quitté leur maison hospitalière pour aller s’installer au village Béloyarskaya, où il a vécu un certain temps, reclus chez Syméon Sidorov.
Durant la maladie Dieu réconforta son serviteur par des manifestations exceptionnelles.
En décembre Khromov est venu à Béloyarskaya et le starets lui a annoncé qu’il avait l’intention de revenir à Tomsk. Théodore Kouzmitch était tellement malade qu’il ne pouvait pas se déplacer sans l’aide d’autrui.
Avant l’aube du deuxième jour du voyage le starets et les personnes l’accompagnant sont arrivés au village Tourountaïévo, à 60 km de Tomsk. Ils ont quitté le lieu au lever du soleil. Tout à coup, près de Tourountaïévo, des deux côtés du chemin deux piliers lumineux éblouissants, reliant la terre et le ciel, sont apparus. Ces piliers précédèrent la voiture du starets Théodore jusqu’à Tomsk même et devinrent invisibles sur le mont Voskressenskaya. Tous les accompagnants ont vu le phénomène. La fille de Khromov a dit au starets : « Père, il y a des piliers qui nous accompagnent. » Le saint a répondu: « Ô Dieu très pur, je Te remercie… », et il a beaucoup prié discrètement. Après l’arrivée à Tomsk, le hiéromoine Raphaël, du couvent Bogoroditsé-Alexéievsky de Tomsk, fut appelé auprès du starets et l’a confessé et communié.
À partir du début janvier 1864 le starets s’affaiblit de plus en plus. La famille de Khromov s’attristait beaucoup en voyant les souffrances du starets et prenait toutes les mesures possibles pour les atténuer. En voyant leurs larmes, saint Théodore leur disait: « Ne pleurez pas et ne me plaignez pas. Les souffrances et les maladies sont propres à l’homme et ne doivent pas être dures pour un chrétien, parce qu’il ne doit pas choyer son corps et lui donner du repos, mais il doit se souvenir toujours que le corps mourra et pourrira, et voilà pourquoi il faut supporter tranquillement la douleur et attendre la fin inévitable – la mort. »
Le 19 janvier, il est devenu clair que la fin arrivait. À nouveau, le Père Raphaël est venu et a communié le starets.
Même sur son lit de mort, le starets refusait de dire son vrai nom. Il y a, d’ailleurs, un récit de Khromov où il transmet une de ses conversations avec saint Théodore.
À la veille de la mort du saint, Khromov est venu dans sa cellule et, après avoir prié, s’est mis à genoux devant le starets et lui a dit: « Permets-moi, père, de te demander une chose très importante. » « Parle, Dieu te bénira », a répondu le starets. « On dit, – a continué Syméon Théophanovitch Khromov, que tu es Alexandre [Ier] le Béni. Est-ce vrai? » Le starets entendant cela, a commencé à se signer en disant: « Merveilleuses sont tes œuvres, Seigneur! Il n’y a pas de mystère qui ne soit un jour révélé. » Le lendemain, le starets a continué par les paroles suivantes: « Mon petit Monsieur, même si tu sais qui je suis, ne me rends pas hommage, enterre-moi d’une façon simple. »
Dès le matin du 20 janvier les souffrances du starets ont augmenté. On voyait clairement que le starets luttait contre la mort : tantôt il se couchait sur un côté, tantôt il se soulevait, puis encore se recouchait sur un autre côté, en se signant tout le temps du signe de la croix. Peu avant la mort, les souffrances sont devenues moins fortes, et à 8h45, sans gémissement et paisiblement, il a rendu son âme juste à Dieu. Sa main droite était posée sur sa poitrine comme pour faire un dernier signe de croix. Les voisins des Khromov étant, au moment de la mort du starets, à Verkhnaya, ont vu à trois reprises, une grande flamme sortir de la maison des Khromov. Ils ont cru qu’un incendie avait envahi la maison, mais à leur retour, ils ont appris qu’il n’y avait pas eu d’incendie. Alors ils ont eu l’idée que quelque chose est arrivé au starets. Au même moment, quand ils ont vu la flamme, les pompiers du village l’ont aussi constatée depuis leur tour de guet. Ils ont fait plusieurs fois le tour du village mais n’ont rien trouvé.
La triste nouvelle de la mort du starets s’est vite répandue à Tomsk et ses environs. Plusieurs personnes se sont précipitées vers la maison des Khromov où reposait en paix le corps du juste starets, Théodore Kouzmitch. La pannychide a été célébrée par l’higoumène archimandrite Victor avec d’autres ecclésiastiques au couvent Bogoroditsé-Alexiyevskiy. Les représentants de l’administration de Tomsk et un grand nombre de gens ont assisté à l’enterrement.
Le starets, selon son désir, a été enterré sur le territoire du monastère, vers le nord-est de l’autel principal de la cathédrale du couvent. Par la suite, au-dessus de la tombe du Juste, on a construit une chapelle, qui a été détruite après la révolution, et a été reconstruite il y a quelques années.
Theodore KouzmitchLa cellule et la tombe du starets après sa mort sont devenus des lieux de pèlerinage pour les gens de toutes les couches sociales. On sait qu’en 1891 pendant son séjour à Tomsk, la tombe du starets a été visitée non officiellement par le futur empereur, mais à l’époque tsarevitch, Nicolas II. Avant encore, en 1873, le grand-duc Alexis Alexandrovitch avait visité la tombe et la cellule du Juste Théodore.
À Tomsk on a constaté de nombreuses guérisons de malades, venus prier à la tombe du starets.
La vénération du saint starets Théodore de Tomsk augmentait chaque année. Au début on célébrait régulièrement les pannychides à sa tombe et dans sa cellule, par la suite on a commencé à le faire tous les jours.
Au début du XXe siècle grâce aux efforts de la population de la ville de Tomsk, une chapelle a été érigée sur la tombe de Théodore Kouzmitch. Un cercle de fidèles du starets auprès du monastère a été organisé, avec pour objectif de rechercher et rassembler les documents concernant sa vie pour les publier. On garde précieusement les objets lui ayant appartenu. Sa sainteté et la nécessité de sa canonisation étaient évidentes pour tous. Néanmoins, la canonisation n’a été célébrée qu’en 1984. Le nom du juste Théodore de Tomsk a été porté sur la liste des saints de Sibérie. Le 5 juillet 1995 un événement remarquable se produisit : les reliques du serviteur de Dieu furent retrouvées et placées dans un reliquaire en bois richement travaillé, dans la cathédrale du couvent Bogoroditsé-Alexéievsky.
La mémoire du saint juste Théodore est célébrée chaque année le jour de sa mort, le 20 janvier/2 février et le 5/18 juillet  – jour de la découverte de ses reliques –, et aussi avec tous les saints de Sibérie, le 23 juin.
L’aide miraculeuse de Dieu reçue par les prières du juste Théodore ne cesse pas de nos jours, surtout auprès de ses reliques ouvertement exposées au couvent Bogoroditsé-Alexéivsky de Tomsk.
2. Le tsar Alexandre Ier
Intensément préoccupé de spiritualité dans les dernières années de sa vie, hanté par le meutre de son père le tsar Paul Ier dont il se sentait complice, le tsar Alexandre Ier (le vainqueur de Napoléon qui avait conduit ses troupes jusqu’à Paris et y avait été acclamé) se désintéresse de la politique. Lors d’un voyage destiné à rejoindre un climat plus propice à la santé de l’impératrice, il attrape froid et s’éteint le 2 décembre 1825 à Taganrog, une ville portuaire de la mer d’Azov, au sud de la Russie.
Cette disparition dans une ville si éloignée de Saint-Pétersbourg fait naître de nombreuses spéculations: le corps reposant dans un cercueil clos (contrairement à la tradition orthodoxe) dans la cathédrale Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg ne serait pas le sien mais celui d’un soldat ayant avec lui une certaine ressemblance. Onze ans après la disparition de l’empereur, Théodore Kouzmitch est identifié par de nombreux témoins comme étant le tsar disparu. L’ermite frappe par l’étendue de sa culture, pas sa connaissance de l’histoire, de la politique et des batailles des dernières décennies, par sa connaissance d’épisodes personnels de la vie du tsar Alexandre Ier et de hauts personnages de la cour impériale, par sa prestance et par ses manières raffinées. Plusieurs personnes qui le rencontrent croient reconnaître en lui le Alexandre Ier. Avant sa mort, interrogé par Khromov, il ne dément pas clairement être l’empereur disparu. Lorsqu’il meurt, Khromov fait parvenir un portrait de Théodore au tsar Alexandre III qui, ébranlé par la ressemblance, fait ouvrir le cercueil d’Alexandre Ier. Celui-ci est vide. Un message codé retrouvé sur Théodore qui le portait en permanence sur lui fait allusion à la participation du futur tsar Alexandre Ier au complot qui allait tuer son père et explique assez clairement la raison de son changement d’état: consacrer le reste de sa vie à la pénitence pour expier le péché commis dans sa jeunesse.
3. Le film
Tourné en France, à Moscou, à Saint-Pétersbourg, à Tomsk, dans les lieux mêmes où Alexandre 1er et Théodore Kouzmitch ont vécu, le documentaire de Marc Jeanson, reprend à nouveaux frais l’enquête sur cette énigme de l’histoire (qui avait intéressé Tolstoï et à laquelle André Castelot et Alain Decaux avaient consacré un film, « La double mort du tsar Alexandre 1er »), et pendant une heure et quinze minutes donne la parole à de nombreux témoins indirects et spécialistes : descendants des Romanov ou de proches d’Alexandre, historiens russes et français, archivistes, autorités religieuses, habitants de Tomsk, etc…
Marie-Pierre Rey, professeur d’histoire à la Sorbonne, auteur de la biographie Alexandre 1eraccompagne de sa compétence scientifique cette passionnante enquête dont le but est de lever définitivement le voile sur la véritable identité de Théodore Kouzmitch, saint de Sibérie…
On peut acheter le DVD du film sur le site DCX.

Aucun commentaire: